
« Handy Music » n’est pas un simple festival. C’est un cri poétique, un acte de résistance joyeuse, une réaffirmation de la dignité par l’art. En Tunisie comme ailleurs, il bouscule les normes, interroge les politiques culturelles, et ouvre des espaces nouveaux de reconnaissance.
La Presse — Au cœur de la Cité de la culture, dans le Théâtre des Régions illuminé pour l’occasion, le rideau s’est levé jeudi 15 mai sur une édition pas comme les autres du Festival international des musiciens et créateurs en situation de handicap, plus connu sous le nom de Handy Music. Pendant quatre jours, Tunis, Hammamet et Nabeul accueillent un événement à la fois artistique et militant, qui célèbre la puissance créatrice au-delà des différences.
Cette septième édition, placée sous le thème L’art sans limites, l’humain sans barrières», réaffirme le pouvoir de l’expression artistique comme un outil de transformation sociale. Organisé par l’association Ibsar – Loisirs et culture pour les non et malvoyants, en partenariat avec l’ambassade de Suisse en Tunisie et le ministère des Affaires culturelles, le festival réunit cette année des artistes de 13 pays d’Afrique, d’Europe et du Moyen-Orient, certains y participant pour la toute première fois.
Une scène pour ceux qu’on ne voit pas toujours
Dès les premières minutes de la cérémonie d’ouverture, la salle vibre d’une émotion particulière. Un spectacle folklorique traditionnel tunisien précède les allocutions des représentants culturels et diplomatiques. Puis, place à la musique, à la danse, aux performances individuelles et collectives d’artistes en situation de handicap. Sur scène, la différence s’efface. Il ne reste que l’art, dans sa forme la plus libre et la plus sincère.
Parmi les invités d’honneur, le flûtiste et chef d’orchestre Jean-Jacques Vuilloud, représentant la Suisse, a livré une prestation lumineuse, alliant virtuosité technique et sensibilité. Venus de Tunisie, d’Algérie, de Libye, de Mauritanie, du Maroc, du Sultanat d’Oman, d’Iran, d’Espagne, de France, de Pologne, du Portugal et d’Irak, les artistes présents incarnent une vision décomplexée et affirmée de la création : une création inclusive, qui dépasse les carcans et révèle des talents que l’on peine encore à voir sur les grandes scènes. Mais le festival ne se limite pas à la scène.
Dans la Maison de la culture Ibn-Rachiq, les journées sont rythmées par des ateliers de formation, des rencontres professionnelles, et des conférences. L’un des moments forts de la programmation intellectuelle est la conférence autour du Traité de Marrakech, adopté en 2013 et entré en vigueur en 2016. Ce traité, administré par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (Ompi), vise à faciliter l’accès à la lecture pour les personnes aveugles ou malvoyantes, en autorisant la reproduction d’ouvrages dans des formats adaptés. La Tunisie, qui figure parmi les premiers pays à l’avoir ratifié, y est mise à l’honneur pour son engagement précoce dans cette démarche.
Derrière la fête, un combat pour l’équité
Mais derrière l’ambiance festive et les sourires, l’organisation du festival a été semée d’embûches. Dans une déclaration à l’agence TAP, Mohamed Mansouri, président de l’association Ibsar, s’est exprimé : « On a dû faire face à des difficultés administratives qui ont ralenti l’organisation du festival. Pourtant, ce festival porte une mission culturelle et humaine majeure, et tout est basé sur le bénévolat». Depuis sa création en 2012, le festival bénéficiait d’une aide annuelle de 28 000 dinars — un soutien modeste, selon Mansouri, qui ne suffit pas à couvrir les engagements logistiques et artistiques nécessaires à un événement d’une telle envergure.
Il appelle les autorités culturelles à réhabiliter le festival et à lui garantir un financement pérenne et équitable: «On veut une culture inclusive, juste, sans distinction ni exclusion». Il déplore également que les festivals à vocation sociale ou inclusive soient encore souvent relégués au second plan dans les politiques culturelles, malgré les engagements pris par la Tunisie à travers sa Constitution et les conventions internationales relatives aux droits des personnes handicapées. Fondée en janvier 2012, l’association Ibsar ne se contente pas d’organiser des événements artistiques. Elle milite au quotidien pour l’intégration des personnes non et malvoyantes dans tous les domaines de la vie publique.
Cela passe par l’impression de manuels en braille, l’accès aux technologies numériques, ou encore l’organisation de formations adaptées. Sa mission est claire : faire tomber les barrières invisibles qui freinent encore la participation des personnes handicapées à la vie culturelle, sociale et économique. A travers le festival Handy Music, Ibsar donne une voix et une visibilité à ceux qui restent souvent à l’écart du paysage artistique national et international. Handy Music n’est pas un simple festival.
C’est un cri poétique, un acte de résistance joyeuse, une réaffirmation de la dignité par l’art. En Tunisie comme ailleurs, il bouscule les normes, interroge les politiques culturelles, et ouvre des espaces nouveaux de reconnaissance. Ici, le handicap n’est ni un obstacle ni un sujet de compassion: il devient matière de création, langage artistique, force politique. L’art y est vécu non pas comme une échappatoire, mais comme un levier puissant pour repenser la place de chacun dans la société. Et dans les regards du public, qu’ils soient avertis ou simplement curieux, se lit une évidence : c’est souvent dans la marge que naissent les plus grandes œuvres, les plus belles rencontres, les plus vraies émotions.